Lettre ouverte
Ratios sécuritaires : la vraie solution à la « pénurie » des professionnelles en soins
26 octobre 2025La récente note économique de l’Institut économique de Montréal brosse un portrait préoccupant de la situation des infirmières au pays. Comme la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec–FIQ, l’IEDM constate la dégradation des conditions de travail, la hausse du stress et le départ massif des jeunes professionnelles. Ces constats ne font aucun doute : notre réseau public de santé est en crise de rétention. Là où nos chemins divergent, c’est sur les solutions proposées.
L’IEDM plaide pour davantage de flexibilité, c’est-à-dire une ouverture accrue au secteur privé, aux agences de personnel et à la sous-traitance. Or, cette approche, loin d’être une solution, alimente la crise actuelle. C’est précisément parce que le gouvernement a permis la multiplication des agences privées que le réseau public s’est vidé de ses effectifs. On a créé une pénurie artificielle : les professionnelles ne manquent pas, elles quittent un système devenu invivable.
En réalité, il n’y a jamais eu autant d’infirmières qualifiées au Québec, mais trop peu choisissent d’y rester. L’exode vers le privé et vers d’autres provinces s’explique avant tout par des conditions de travail intenables : surcharge, heures supplémentaires obligatoires, manque de reconnaissance, absence de stabilité, difficultés à concilier travail et vie personnelle.
En 2023-2024, 16,4 % des infirmières et infirmières cliniciennes ont quitté le réseau dès leur première année de pratique, malgré les restrictions imposées au recours aux agences. Tant qu’on ne s’attaquera pas à la racine du problème — le sentiment de ne plus pouvoir soigner comme on le souhaiterait — aucune mesure ne retiendra les professionnelles en soins.
La FIQ défend une approche structurante, éprouvée dans des réseaux qui vivent les mêmes défis que le Québec : l’instauration de ratios sécuritaires professionnelles en soins/patient-e-s. Cette mesure n’est pas une revendication idéologique, mais une solution fondée sur l’évidence et les données scientifiques.
En avril 2023, la Colombie-Britannique est devenue la première province à instaurer des ratios minimaux et rehaussables, incluant les infirmières et les infirmières auxiliaires, pour contrer la pénurie et améliorer les conditions de travail. L’entente entre le syndicat et le ministère de la Santé prévoit un déploiement progressif soutenu par un budget de 750 millions $ d’ici 2026, plus 237 millions $ pour la rétention et le recrutement.
Depuis le printemps 2024, la Nouvelle-Écosse fixe dans sa convention collective un nombre maximal de patient-e-s par infirmière dans les hôpitaux, selon une approche basée sur les heures de soins infirmiers par patient-e par jour. Plus de 1 000 infirmières d’autres provinces ont déjà obtenu un permis temporaire pour y travailler.
Les expériences internationales vont dans le même sens. En Californie, depuis l’adoption des ratios en 1999, le nombre d’infirmières a augmenté de 10 000 par an, le taux de postes vacants a chuté de 69 % et le roulement de personnel est tombé sous les 5 %. En Australie, l’annonce de l’implantation des ratios a suffi à faire revenir 2 300 infirmières du secteur privé en un an, et 7 000 sur six ans. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes: les ratios attirent, retiennent et stabilisent les effectifs parce qu’ils promettent du temps et des équipes complètes pour soigner.
Les résultats obtenus ici, dans les projets québécois, confirment ces tendances. On y observe une baisse du stress et de l’épuisement professionnel, une amélioration du climat de travail et du sentiment de fierté, ainsi qu’une diminution marquée de l’absentéisme de court terme, passé de 59 % à 28 % à l’Hôpital du Sacré-Cœur. On note également une hausse du taux d’occupation des postes, de 68,5 % à 78,5 % à l’Hôpital de Hull, et surtout, une augmentation de 15 % de l’intention des professionnelles de demeurer en poste.
Mais les bienfaits des ratios ne s’arrêtent pas là : pour les patient-e-s, ils se traduisent par une diminution des chutes, des erreurs de médication et des infections, par un rétablissement plus rapide et un meilleur maintien de l’autonomie. Dans les unités de soins où les ratios sont appliqués, la satisfaction des patient-e-s augmente de manière significative, tout comme la qualité perçue des soins. Ces effets positifs se répercutent sur l’ensemble du réseau : moins d’hospitalisations évitables, moins de complications et une utilisation plus efficiente des ressources publiques.
Ces résultats ne laissent aucun doute : les ratios sont la clé de l’attraction et de la rétention du personnel. Ils assurent des charges de travail soutenables, des soins sécuritaires et de qualité pour les patient-e-s, et redonnent aux professionnelles en soins la dignité, la stabilité et l’espoir de pouvoir soigner pour vrai.
Plutôt que de miser sur la privatisation ou la déréglementation, il faut investir dans des solutions durables, prometteuses et incontournables : les ratios sécuritaires, qui bénéficient à la fois aux patient-e-s et à celles qui les soignent. C’est ainsi qu’on pourra réellement redonner espoir à notre réseau public.
Julie Bouchard
Présidente